Voyage sur les traces de Marguerite Duras du 14 au 29/02/2024.
2ème partie : du 21/02 au 29/02/2024
21/02/2024 - Sadec - Long Xuyen
Sadec nous aura vraiment plongé dans l'œuvre de Duras. Hier a été un tournant de ce voyage. Chacun de nous s'est plongé dans ses réflexions, ses balbutiements, ses mots naissants, ses traits sur le papier, ses couleurs sur sa tablette, ses photos, pour faire naître, à défaut d'une œuvre, un ressenti sincère entre Duras et chacun de nous.
En ce qui me concerne, c'est la première fois que j'ai des frissons en me rendant sur les lieux "habités" de la présence d'un auteur, d'un artiste, d'un personnage hors du commun. Je ne prétends pas être un spécialiste de l'écrivaine, juste un lecteur passionné.
Est-ce de part mes origines vietnamiennes que je m'attache à ces romans ? Peut-être, mais pas seulement, je connais bien moins le delta du Mékong que le nord du Vietnam ou encore le Centre du pays où je me sens chez moi.
C'est sans doute le parcours de Marguerite Duras qui m'interpelle le plus, son parcours de l'enfance, de l'adolescence. Ces dix huit années passées sur ces terres d'eau l'ont forgée, lui ont donné la liberté de vivre, l'envie de vivre au-delà de toute contrainte, de dire les mots, même avec excès ! Le même excès que celui du Mékong quand il noie la plaine, qu'il la dévore sans pitié. Tous cela sans doute avec certaines contradictions, comme ce serpent liquide qui se fait caressant, paresseux, généreux avant ses assauts furieux dévastateurs.
Insaisissable comme lui, elle se livre et se cache dans ses écrits. Le lecteur pense la découvrir, la connaître, mais ce n'est qu'un fragment d'une réalité qui se reflète dans des miroirs où elle leurre le lecteur. Indomptable Marguerite, comme le fascinant Mékong, il m'en aura fallu des livres, des pages, pour tenter de l'approcher, de la deviner enfin pour pouvoir me l'imaginer, ici, sur ces terres où elle a vécu.
Nous prenons la route pour Long Xuyên connue pour son marché flottant. C'est aussi par cette route que Marguerite et sa famille retournait de temps en temps, pour des séjours de vacances dans la plantation du Cambodge, même s'ils n'y vivaient plus. Ville de passage vers le royaume Khmer, située sur le Mékong, elle permet de rejoindre Chau Doc, située également sur le Mékong à la frontière Cambodgienne. C'est de cette ville que partent de nombreux voyageurs qui gagnent Phnom Penh par le fleuve. Mais la famille Donnadieu prenait, après Long Xuyên, la route de Ha Tiên située également à la frontière cambodgienne mais au bord du golfe de Thaïlande et du Pacifique. C'est la route que nous suivrons dans moins de 24 h pour rejoindre le Barrage contre le Pacifique.
En chemin nous faisons une halte au village artisanal de Dinh Yen, spécialisé dans le tressage des nattes en jonc qui sont acheminées vers les grands marchés sur des bateaux qui descendent ou remontent le cours du fleuve.
En fin d'après-midi, avec Denis nous quittons notre hôtel à la recherche d'un point de vue pour immortaliser le coucher du soleil.
"Le crépuscule tombait à la même heure toute l'année. Il était très court, presque brutal" (l'Amant de M. Duras)
C'est ainsi que nous l'avons vécu avec Denis. Que je l'ai vécu lors de mes précédents voyage ici. Ce soleil en suspension dans le ciel qui disparaît tout d'un coup sans même que l'on puisse s'en rendre compte, surprend, nous laisse pantois. Presque orphelin d'un jour à mourir dans l'attente du prochain.
22/02/2024 - Long Xuyên - Ha Tien
Départ à 5h30 de l'hôtel pour nous rendre à l'embarcadère où nous attend un bateau qui nous conduira au marché flottant.
Les marchés flottants sur le Mékong existent depuis longtemps, ils étaient le point de rencontre entre les habitants des différents habitants et agriculteurs vivant sur ses rives où sur les nombreuses îles du delta.
Pour mes compagnons de voyage ce fut une belle découverte, en ce qui me concerne, j'appréhendais un peu cette visite. J'avais connu lors de mes voyages précédents une forte activité et d'après ce que j'avais lu sur différents supports, l'avenir de ces marchés traditionnels était fort compromis. Ce que j'ai vu m'a confirmé cela.
Fini la noria des petites embarcations tournant autour des plus gros apportant leur cargaison de fruits et de légumes. Ce qui s'offre à nous est la fin d'une époque, comme un peu partout au Vietnam. Les infrastructures se développent avec force, la mécanisation de l'agriculture est de plus en plus présente, surtout dans le sud. La conséquence de cela est un bouleversement des circuits de distribution traditionnelle, de ce qui faisaient le bonheur des photographes, comme les buffles au travail, est en voie de disparition.
Le Vietnam n'est plus un pays sous-développé, demain le petit dragon de l'Asie du Sud-Est sera sur le devant de la scène économique.
En revanche, ce qui n'a pas changé c'est le lever du soleil sur le Mékong. Je ne sais pas si M. Duras allait avec sa mère sur les marchés flottants, mais je l'imagine au petit matin à Sadec ou là-bas dans son bungalow de la plantation, le regard tourné vers l'est, dans l'attente de l'astre qui allait poindre, faisant naître un nouveau jour d'attente. Attente de cette vie qu'elle rêvait, celle de quitter cette terre immobile qui était son quotidien pour aller s'énivrer d'une vie de promesses, de liberté, loin de sa folle de mère et de ce frère assassin.
Il m'arrive souvent d'aller voir le soleil se lever pour le photographier, en Bretagne, là où je vis. C'est à chaque fois un moment unique, le recommencement quotidien de l'attente. L'attente d'un jour différent, sans savoir de quoi il sera fait, de ce qu'il pourra nous apporter de bonnes ou mauvaises nouvelles. C'est aussi un moment où mes pensées ne m'appartiennent plus pendant quelques instants, où elles s'envolent au-delà d'un monde inaccessible se joindre à la symphonie de cette promesse d'un possible. d'un autre possible. Ce possible que Marguerite attendait que ce soit là-bas à Prey Nop ou à Saïgon. Possibles serait plutôt le terme exact, Marguerite était prête à user de toutes les solutions pour enfin devenir femme, jusqu'à devenir femme objet, femme appât, peu importe si elle n'aime pas celui qui l'emmènera loin de cette région qu'elle a dans le sang, mais qui comme sa mère, l'empêche de vivre sa vie.
Puis nous avons quitté Long Xuyên pour prendre la direction de Ha Tien, ville frontière avec le Cambodge sur le rivage du golfe de Thaïlande et du Pacifique. A son époque, Marguerite n'a s'en doute fait que traverser cette grosse bourgade pour rejoindre Sadec ou Saïgon ou pour en revenir. La route est longue pour y parvenir, plus longue encore était elle sans doute, il y a près d'un siècle. Ce soir, au bord du Pacifique, alors que le soleil décline, je ne peux m'empêcher de penser à mon héroïne qui a vécu là-bas au Cambodge où nous allons la rencontrer demain.
Ce sera le but ultime de notre voyage. J'attends avec impatience cette rencontre.
23/02/2024 - Ha Tien - Kampot
Ce matin nous disons au revoir au Vietnam. Nous allons poursuivre notre quête au Cambodge. C'est l'heure des adieux avec Mia, notre guide, et après de longues minutes administratives pour obtenir notre visa cambodgien, nous sommes accueilli par notre nouveau guide, Son.
Le temps de faire connaissance avec Son, nous prenons possession de notre nouveau véhicule et prenons la direction de Kampong Trach pour visiter une grotte que les villageois ont transformée en temple.
Le pied à peine posé au Cambodge, on sent tout de suite que le pays n'a rien à voir avec le Vietnam. Aucune effervescence dans la rue, après le poste frontière international, notre guide nous informe que depuis la COVID, le tourisme n'a pas vraiment repris ici et que de nombreux bâtiments du poste frontière international sont désert, même le système de scan des bagages ne fonctionne plus. La route également, indique le niveau économique du pays, elle est en réfection mais tout cela se fait de façon artisanale. De gros blocs de cailloux sont déposés avant d'être cassés pour faire le tablier de roulement. Les "nids d'éléphants" sont nombreux entre deux portions correctes. Autre différence, à quelques kilomètres de distance, au Vietnam tous les champs sont cultivés, ici ils sont en friche car c'est la saison sèche et aucun réservoir d'eau n'a été construits pour l'irrigation. Nous avons l'impression de traverser un pays quasi désertique qui évoque ceux d'Afrique pour certains de mes compagnons, confortés en cela par la couleur rouge de la terre.
La grotte de Kampong Trach est une curiosité géologique, le lieu était autrefois recouvert par la mer, celle-ci a laissé une sorte de puit menant à plusieurs petites grottes transformées en temples sans aucun intérêt.
Nous reprenons notre route en direction d'une plantation de poivre qui se nomme La Plantation. Ce lieu découvert dans la région de Kampot, par un couple franco-belge (Guy Porré et Nathalie Chaboche) en 2013 les a séduits et ils ont décidé de s'y installer. Pas seulement pour y vivre, mais pour réaliser un projet économique, social, solidaire et durable. En association avec une cambodgien spécialiste de la culture du poivre, ils ont acquis 50 ha de terre à l'état vierge qu'il leur a fallu défricher pour y établir leur plantation de poivre. Leur culture se fait en agriculture biologique, les ouvriers et ouvrières proviennent du village voisin et alentours et Nathalie et Guy leur garantissent un salaire plus élevé que dans la région ainsi que des congés payés, chose rare au Cambodge. Leur poivre de Kampot a reçu le label "IPG", pour l'ensemble de leurs cultures (plantes aromatiques, poivres) ils ont obtenu la certification ECOCERT. Parallèlement au développement de leur plantation, ils ont fortement contribué à la scolarisation des enfants, leur permettant d'accéder aux études secondaires voire à l'université. Pour l'ensemble de leurs actions en faveur de la population locale et de leur engagement, le roi du Cambodge leur a octroyé la nationalité cambodgienne.
Un bien beau projet me direz vous, mais pourquoi autant d'intérêt pour ce couple et leur aventure ? Tous simplement parce que Nathalie est originaire de Bréhat, une petite île qui se trouve à quelques encablures de Paimpol, ville dans laquelle on peut trouver quelques uns de leurs produits chez mon ami Christophe qui tient La Cale aux Epices !
Nous n'avons pas pu rencontrer Guy Porré et Nathalie Chaboche en déplacement ailleurs au Cambodge, mais nous ne sommes pas partis de La Plantation sans poivre !
Après cette visite enrichissante, Son nous emmène à la découverte de la mangrove de Beng Sankè, près de Kampot qui est protégée et réhabilitée. Balade en bateau en fin de journée sur un bras de mer où la mangrove reconquiert chaque rive. Ce programme est également soutenu par différents partenaires dont l'Europe.
Au retour, nous pouvons admirer le coucher du soleil qui descend rapidement sur l'horizon.
Et Marguerite dans tout cela ? Elle était avec nous tout au long de cette journée, nous en parlions presque à chaque instant entre nous ou avec nous mêmes.
C'est allongé dans ma chambre qu'elle m'est revenue vraiment en regardant tourner les pales du ventilateur. Sans doute presque le même qu'elle pouvait avoir peut-être dans la chambre de l' Amant à Cholon ou dans d'autres lieux où elle venait appâter le désir des hommes tout en se refusant à eux.
Kampot, lieu de perdition pour son frère aîné, Pierre qui venait y fumer l'opium, jouer l'argent de la famille. Pour ce soir, la fatigue du voyage ne m'incite pas à sortir, mais je réalise qu'une fois encore, Duras brouille les cartes. Dans Un barrage contre le Pacifique, elle semble vivre et décrire les paysages de l'Indochine française, mais celle du Vietnam et non du Cambodge, bien que certains noms évoqués nous mettent sur la piste cambodgienne.
24/02/2024 - Kampot
Jour de relâche pour tout le monde, d'autant plus que certains désagréments touchent certains d'entre nous. Le programme de la journée sera donc allégé.
Ce matin nous avons visité le marché de la ville, semblable à ceux du Vietnam, mais moins ordonné, l'espace entre les stands est plus réduit, rendant difficile les prises de vues.
Ensuite nous avons déambulé à travers la ville qui possède un nombre important d'anciennes demeures coloniales.
Autre particularité de Kampot, de nombreux immeubles sont surmontés de tour à hirondelles. Ces tours servent de nichoirs aux oiseaux qui fabriquent des nids que les propriétaires viennent récolter. Il faut savoir que la soupe au nid d'hirondelle est très réputé dans la cuisine asiatique !
Comme Hanoï, la ville conserve un pont construit datant de l'époque coloniale, mais ce dernier est en piteux état qui empêche les voitures et les camions de l'emprunter.
En discutant avec notre guide de divers sujets, celui-ci nous a appris que l'enseignement des jeunes filles étaient favorisé par rapport aux garçons, ainsi en études d'architecture, le coût annuel des études est inférieur de 150 $ pour une étudiante.
C'est à cela que j'ai pensé quand j'ai photographié cette jeune lycéenne à la fenêtre de son bus. Radieuse, pleine de confiance, elle fera peut-être partie demain de ces jeunes femmes qui prendront en main la destinée de leur pays. Pays qui a souffert économiquement du COVID et qui est touché de plein fouet par la guerre qui se déroule en Ukraine. Plus de 70% de l'alimentation du Cambodge est importée et se trouve à la merci des variations du coût des transports et de celles des produits importés : blé, sel, lait, etc.
Le portrait de cette lycéenne m'a ramené à Marguerite, brimée par sa mère, par sa condition de fille de colon pauvre, obligée pour sortir de sa condition d'aguicher les hommes. Mais ce pays, comme tous les autres est plein de paradoxe, entre espoir et désespoir.
Hier soir, près de nous, au restaurant il y avait un homme assis au comptoir avec son chien. Ils sont nombreux ici à passer leur retraite ou pour séjourner quelques mois. Leurs yeux sont en quête d'autres Marguerite, Suzanne, peu importe leur prénom, et quand leur chasse est vaine, ils s'adonnent à d'autres vices comme écrivait Duras, semblables à ceux dans lesquels se perdait Pierre, le fils chéri de sa mère.
Nous avons passé l'après-midi a reprendre des forces ou à continuer nos "ateliers" personnels d'écriture, de dessin, de photographie inspirés par notre muse.
Ici, notre ami William plongé dans ses dessins et photographié par Marie.
25/02/2024 - Kampot - Sihanoukville
Bonne nouvelle ce matin, notre guide nous confirme savoir où se trouvait la fameuse plantation "d'un barrage contre le Pacifique" !
Ici, Duras n'est connue que des initiés, comme au Vietnam, mais contrairement à ce pays, le Cambodge n'a pas inventorié de façon précise, les divers lieux symboliques du roman de Duras. Après avoir contacté hier soir plusieurs de ses collègues, Sun, a enfin trouvé le chemin nous conduisant au but ultime de notre quête !
La route qui mène à Sihanoukville est complètement détériorée sur plus de 30 km, et notre voiture ne dépasse guère les 15 km / h. Il nous faudra près de deux heures pour parvenir au terme de ce tronçon. Cela ne nous empêche pas d'évoquer "le barrage", une certaine fébrilité nous gagne. Si ce n'est pas le dernier jour de notre voyage, celui-ci nous est le plus important. Nous devrions pouvoir nous rendre sur les lieux de la fameuse plantation achetée par la mère de Marguerite.
Légende de la photo : sur la route entre Kampot et Sihanoukville
Les discussions vont bon train, entre supputations et affirmations des uns et des autres concernant ce qui nous semble du domaine du réel et de ce qui est de la fiction dans Un barrage contre le Pacifique. Nous avons le temps de suggérer nos avis, de nous contredire, parfois de nous agacer, la route est longue encore ! L'excitation qui nous gagne depuis le départ de Kampot en devient palpable, comme la chaleur qui accable notre véhicule.
Ces derniers kilomètres sont les plus longs, nous allons enfin fouler cette terre qui a ruiné les espoirs de Marie Donnadieu, la mère de Marguerite.
Après quelques arrêts pour se renseigner, nous nous engageons sur une piste de terre rouge qui nous conduit dans cette plaine jadis maudite. Nos yeux sont grands ouverts, avides de ne rien perdre de ce qui s'offre à nous, même si ce paysage est laid, aride, austère. Le riz a été moissonné, c'est la saison sèche, les rizières sont à l'abandon en attendant la saison des pluies où le travail reprendra.
A nous d'imaginer sur cette piste la fameuse B 12 !
Emotion.
Après plusieurs kilomètres de piste nous atteignons enfin le fameux barrage (dont je vous livrerai plus d'informations quelques lignes plus tard). Nous voici au cœur du drame du roman. C'est à cause de ce fameux barrage que la famille Donnadieu a tout perdu, que son histoire est celle d'une tragédie, celle d'une mère qui veut vendre sa fille, pour les sauver de la misère. C'est sans doute (hypothèse personnelle) à cause de ce barrage, de cette histoire familiale, du désamour maternelle, des coups reçus, que Marguerite s'est forgée son âme d'autrice.
Debout sur ce barrage, sous un soleil de plomb, les pages du livre me reviennent en tête et me transporte dans un état second. J'en oublierai presque d'immortaliser cet instant par quelques photos. Sans trahir mes compagnons de voyage, je pense qu'à cet instant, chacun de nous aurait aimé être seul, pouvoir passer beaucoup plus de temps en ces lieux pour nous retrouver pleinement dans notre univers durassien. Pour vivre pleinement, cette émotion qui nous transporte, tout ce chemin pour parvenir jusqu'ici. Jusqu'à ce lieu dénué de tout, sans charme, et qui nous a tant fait rêver. Ce rêve, c'est Marguerite qui nous l'a transmis par la description de ces lieux qui l'ont habités toute sa vie. Ce pays, cette région, étaient en elle, jamais elle ne les a oubliés, reniés, même si, une fois partie de ces contrées, elle n'y est jamais revenue.
La mère de Marguerite qui tentait tant de choses qui se sont soldées par un échec était, sans le savoir une visionnaire, car bien des années plus tard, le barrage existe et il permet aux gens d'ici de cultiver, de se nourrir.
Je vous joins ci après les renseignements trouvés dans un article de L'Obs daté du 9/01/2009 par Stéphanie Gee.
"Dompter les hautes marées qui submergent d’octobre à février les terres et rendent le sol toxique : là où la mère de Marguerite Duras, Mme Donnadieu, a échoué sans doute faute de moyens techniques et financiers, les ingénieurs du protectorat français, au cours des années 30, puis, plusieurs décennies plus tard, à la fin des années 90, l’Agence française de développement (AFD), instrument financier de la coopération française, et ses partenaires, ont réussi.
Entre ces deux projets d’envergure, les digues et ouvrages de drainage seront plus ou moins laissés à l’abandon. Les ambitieux travaux d’aménagement des six polders de Prey Nup, dans la municipalité de Sihanoukville, démarrés en 1998, se sont achevés huit ans plus tard, et auront mobilisé trois financements de l’AFD, rappelle l’ambassade de France au Cambodge sur son site.
Aujourd’hui, grâce aux 89 kilomètres de digues réhabilités et 130 kilomètres de canaux, près de 10 000 familles peuvent tirer profit des quelque 10 000 hectares de terres rizicoles. Les rendements moyens sont ainsi passés d’1,5 tonne par hectare à 2,7 tonnes par hectare.
Avec, ce qui en fait une expérience pilote, la création d’une Communauté des usagers des polders, créée pour entretenir et gérer les infrastructures réhabilitées, et collecter une redevance auprès des familles propriétaires.
Les rêves de la mère du « Barrage contre le Pacifique » se sont enfin réalisés."
La création des digues, des canaux, a modifié le paysage. Entre le barrage et la mer, une mangrove a poussé et protège aussi ces terres, permettant aux habitants des lieux de vivre plus sereinement.
Notre émotion redouble quand notre guide nous dit qu'il a trouvé ce qui reste de la maison de Duras. Le cœur s'emballe, l'impatience nous gagne, nous ne prenons pas la peine de réfléchir. La cahute devant laquelle il nous arrête ne peut être celle que nous imaginions, aveuglés par ce que nous ressentons, nous l'inspectons malgré tout, bien que le doute s'immisce en nous.
Sur le chemin du retour, assis dans la voiture, je repense sans cesse à cette masure vue il y a quelques minutes. Ce ne peut être le bungalow de Marguerite, la famille ne pouvait habiter en ce lieu, à son époque, les digues n'existaient pas. Je parle en aparté à notre guide et lui indique que le lieu du bungalow n'est pas celui qu'il nous a montré. Le lieu véritable se situe à plusieurs kilomètres de là en allant vers Phnom Penh. Nous ne pourrons pas, malheureusement nous rendre là, où se situait le bungalow de la famille, il nous faudrait une journée de plus et notre chauffeur termine son contrat avec nous, aujourd'hui.
Ce n'est pas vraiment une déception, il ne subsiste quasiment rien de ce qu'il était. D'après les renseignements que j'ai pu glaner, mis à part une borne au bord de la route qui indique la situation de la maison de la famille Donnadieu, plus rien ne subsiste vraiment.
Peu importe, nous avons fait un long chemin dans l'œuvre de Duras, nous avons foulé cette terre dont elle s'est imprégnée pour raconter la "vérité" de sa vie, nous sommes allés à sa rencontre. Aujourd'hui, nous la connaissons un peu mieux, notre compréhension de ses écrits en est plus riche et tant mieux s'il nous reste une part d'ombre à découvrir !
Nous sommes envahis de la présence de notre autrice favorite et le soir, en bord de plage, tandis que ce dessinent au loin les tours de Sihanoukville, en saisissant le soleil qui se couche sur le Pacifique, Marguerite est là, avec nous, pour partager ce moment déjà vécu par elle.
26/02/2024 - Sihanoukville - Siem Reap
Aujourd'hui, nous quittons les territoires de Marguerite Duras pour nous rendre à Siem Reap où mes compagnons termineront leur périple durassien. Siem Reap, ce sont les temples d'Angkor, la huitième merveille du monde !!!
Nous prenons la liaison aérienne de Sihanoukville - Siem Reap où nos atterrissons en début d'après-midi. Son, notre guide qui a fait le trajet durant la nuit nous accueille et nous partons avec lui pour une balade en bateau sur le lac Tonlé Sap. Nous visitons un village de pêcheurs qui pour commercialiser leur pêche, fument leurs poissons de façon traditionnelle. Plus de 20 000 personnes vivent dans ce village et alentours. La particularité du Tonlé Sap est qu'il subit la saison des pluies et sa profondeur varie de 1,50 m au milieu de la saison sèche à plus de 15 m durant la saison des pluies. La particularité de ce lac réside dans le fait qu'à la saison des pluies, l'eau coule du Mékong vers le lac et inversement à la saison sèche. Pour prévenir les risques d'inondation, les maisons sont construites sur pilotis, d'autres sont flottantes.
Le Mékong, toujours présent, Duras n'est pas très loin...
Ce serpent d'eau prend sa source dans l'Himalaya pour se jeter dans le Pacifique, soit un parcours de plus de 4 600 km. Aujourd'hui, comme de nombreux lacs et fleuves, il est en danger, problèmes liés à la pollution : eaux usées, déchets, pollution de produits phyto sanitaires agricoles, surpêche. Les habitants sont pauvres, et vivent dans un univers pollué par le bruit des moteurs à échappement libre des nombreux bateaux dont le ballet se prolonge toute la nuit.
Nous avons quitté l'univers géographique de Duras, mais elle revient dans nos conversations, car celui qui coulait en elle est toujours là ! Cet après-midi nous avons navigué sur son dos. Le Mékong, encore et encore. Il est le fil conducteur de Marguerite à travers quelques uns de ses écrits.
L'émotion de ce voyage est encore trop forte pour que les mots s'alignent, il faudra attendre pour pouvoir m'exprimer vraiment sur cette rencontre décalée dans le temps avec l'une de mes autrices préférées.
Je vais faire comme le Mékong, je vais suivre mon chemin, mes idées, jusqu'à ce qu'elles m'emplissent enfin de l'émotion profonde du souvenir et non plus de celle qui me submerge à l'instant. De cette émotion devenue celle que l'on peut dire, que l'on peut écrire et partager.
27/02/2024 - Siem Reap
Notre journée va être consacrée à la visite des temples d'Angkor.
Bien que pour certains d'entre nous ce ne soit pas la première fois que nous visitions ces lieux, nous ne pouvons rester indifférents à ces monuments extraits de la jungle avec l'aide de différents pays.
L'architecture de ces temples, la finesse des sculptures impressionnent le visiteur.
Nous commençons notre visite par la Porte sud d'Angkor Thom, puis par le temple du Bayon, la terrasse des Eléphants, celle du Roi lépreux et le Palais Royal.
N'étant pas un spécialiste, pour les curieuses et curieux qui veulent en savoir plus voici quelques renseignements glanés sur le net :
Angkor Thom est la cité royale construite par Jayavarman VII (qui régna probablement de 1181 à 1220), roi bouddhiste de l'Empire khmer, à la fin du xiie siècle et au début du xiiie siècle, après la conquête et la destruction d'Angkor par les Chams. Son nom actuel, Angkor Thom, signifie « la grande cité » ; son nom sanskrit était Mahānagara. Elle est le témoin de la grandeur de l'empire. (Wikipedia)
Le Bayon (ou Bayuan, khmer : ប្រាសាទបាយ័ន) est situé au centre de l'ancienne ville d'Angkor Thom, capitale des souverains khmers xiie siècle, au début xiiie siècle.
Prasat Bàyon fut construit, tout comme les temples Ta Prohm, Banteay Kdei ou Neak Pean, sous le règne du roi khmer Jayavarman VII adepte du bouddhisme mahāyāna, connu comme étant le dernier grand roi de l'Empire Khmer, né vers 1150 et qui régna jusqu'en 1218.
L'architecture du Bayon est de type temple-montagne tout comme le Bakong, Baphûon, Pre Rup, Ta Keo et Angkor Vat. Le temple-montagne donne une représentation symbolique du mythique Mont Meru, qui offre une visualisation terrestre des dieux, centre du monde, aussi bien dans la mythologie Hindou que Bouddhiste1. (Wikipedia)
La terrasse des Éléphants (khmer : ព្រះលានជល់ដំរី) se situe près du centre de la cité d'Angkor Thom, devant les ruines du Palais Royal, sur le site d'Angkor au Cambodge. C'est un des chefs-d'œuvre de l'art khmer. De nombreux remaniements se sont échelonnés au cours de son édification, à la fin du xiie siècle au cours du règne de Jayavarman VII1. Elle se prolonge sur le côté Nord par la terrasse du Roi lépreux. (Wikipedia)
Le Palais Royal s’étend sur une longueur de 600 mètres au nord du Baphuon. Il est bordé à l’est par la terrasse des Eléphants, qui constitue sa porte d’entrée, et sur son pourtour par un mur de 6 mètres de hauteur. Il comprend le temple du Phiméanakas et cinq bassins, dont deux sont encore en eau. (Petit Futé)
Au cours de notre pérégrination, notre attention fut attirée par un groupe de visiteurs dont le regard était dirigé vers un groupe d'arbre. En nous approchant, nous avons assisté à un beau spectacle, celui d'un couple de gibbons et de leur petit, sautant de branche en branche.
Nous poursuivons notre visite par le temple de Ta Prohm célèbre par ses faux fromagers (nom des arbres qui ont envahi le temple).
L'après-midi fut consacré à la visite du temple d'Angkor Wat classé au patrimoine mondial depuis 1992.
Quel fut notre sujet de conversation le soir au dîner ?
La visite des temples, bien sûr, mais le sujet essentiel fut encore Duras ! Nous ne parvenons pas à en nous détacher, elle n'est jamais venue en ces lieux, mais le Mékong n'est pas loin...
28/02/2024 - Siem Reap
2ème jour à Siem Reap et dernier jour de notre voyage. La journée va être consacrée à la visite de 4 petits temples.
Nous partons à une quarantaine de km de la ville pour nous rendre au temple de Banteay Srei ou de la citadelle des femmes. La particularité de ce temple réside dans sa construction réalisée en grès rose et à la finesse des ses sculptures, linteaux et bas reliefs.
Autre particularité, en 1923, André Malraux, avec l'aide d'un ami et de sa femme, vola des pierres sculptées dans l'intention de les revendre pour éponger ses dettes. Mais de retour à Phnom Pen, ils furent arrêtés et durent restituer les pierres. Malraux et son ami furent condamnés à une peine de prison.
Le temple de Banteay Srei (la citadelle des femmes, ou de la fortune ou de Lakshmi les deux mots sanskrits strī et śrī devenant homonymes en khmer) est situé sur le site de l'ancienne ville d'Iśvarapura (la cité du seigneur, c'est-à-dire la cité de Shiva) à 20 km au nord-est d'Angkor au Cambodge. Banteay Srei est situé à 20 km au nord-est de Bayon, dans le site de l’ancienne ville d’Isvarapura, près de la montagne de Phnom Dei qui possède également un temple en son sommet édifié un peu antérieurement. (Wikipédia)
En revenant à Siemreap, nous faisons une halte au temple de Beanteay Samré.
Le Banteay Samrè (la citadelle des Samrès) est un temple hindouiste sur le site d'Angkor au Cambodge.
Les Samrès peuplaient la région entre le Tonlé Sap et le Phnom Kulēn. (Wikipédia)
L'après-midi nous continuons nos visites par celle de Preah Khan suivie par celle du temple de Neak Pean, temple construit au milieu d'une pièce d'eau.
Le Preah Khan (« épée sacrée » en khmer) était un complexe monastique bouddhiste nommé Jayaçri (« victoire glorieuse » en sanskrit) en l'honneur de la victoire sur les Chams de Jayavarman VII qui l'érigea en 1191.
Le site a servi de ville provisoire pendant la construction d'Angkor Thom et le monastère fut terminé après que Jayavarman VII se fut installé dans son nouveau palais (1190). (Wikipédia)
Le Neak Pean (khmer : ប្រាសាទនាគព័ន្ធ /prassate nikpône/, « temple des Nâgas enchevêtrés ») est un petit temple bouddhique à Preah Khan. Il fut construit et modifié par Jayavarman VII à la fin du xiie siècle. Il est de proportions régulières, avec un bassin carré entouré de quatre bassins plus petits. (Wikipédia)
Fin de journée sur Siem Reap, nous rentrons à notre hôtel, dans quelques heures nous prendrons des avions différents pour chacune de nos destinations, Sylviane et William pour les U.S.A., Denis pour la Picardie, Marie pour la Bretagne, pour ma part je prendrai la destination de Hué (Vietnam), pour pérenniser une action mise en place à l'automne 2023 via l'association que je préside : le dragon volant (sur ce blog d'ici quelques jours).
Une dernière photo du groupe avec Song notre guide et de notre chauffeur est faite pour immortaliser la fin de ce voyage.
Voyage qui pour chacun a été fait de découvertes, de rencontres, bien sûr celle sur les traces de Marguerite Duras qui a été le fil conducteur de ce voyage, mais aussi celles de toutes celles et ceux que nous avons croisés, rencontres brèves, faites de sourires, de bienveillance. Jamais au cours de ce voyage nous n'avons eu à voir des faits d'agressivité comme il s'en passe en France. Nous n'avons pas tout vu, mais l'ensemble des populations que nous avons croisées au Cambodge ou au Vietnam sont sereines malgré des conditions de vie souvent difficiles. La plupart de ces personnes ne possèdent pas grand chose, n'ont pas d'assurance maladie, de retraite, ont des emplois précaires, de mauvaises conditions de logement, mais tout cela ne les rend pas agressives, vindicatives envers les autres.
La grande leçon de ce voyage est la leçon de vie que ces personnes rencontrées nous ont offerte.
Et puis Duras...
L'émotion est trop forte, pour tout de suite en parler vraiment. Il faut laisser le temps pour que l'on revienne de ce voyage, que les mots ne soit plus seulement ceux de l'instant, mais qu'ils aient un sens.
LE VOYAGE SUR LES TRACES DE MARGUERITE DURAS SE PROLONGE.
Chacun des participants à ce voyage est rentré chez lui, mais Marguerite est présente encore dans l'esprit de chacun.
L'émotion du voyage est toujours là, mais elle se fait créatrice de mots, de sens, les photos, les dessins, ne sont pas de simples clichés ou croquis de voyage. Tout cela est le fruit de notre quête pour nous rendre chez elle, là-bas où coule le Mékong, en cette terre d'Indochine.
Vous trouverez ci-après, les mots, les photos, les dessins de Marie, Denis, Sylviane, William que je posterai avec leur accord, quand ils seront prêts à vous livrer leurs impressions de ce périple.
Sylviane est la première a vous livrer son voyage.
Vietnam Cambodge Février 2024
Sur les traces de Marguerite Duras
Un cheminement tout en répétition
Du bus j’aperçois des arbres taillés à l’identique. Dans un très joli village, des nattes sont
tressées avec les mêmes alignements de couleurs, des fleurs rangées par leur espèce, mais aussi par leurs formes et leurs couleurs. J’observe les gestes précis des femmes et des hommes accomplissant quotidiennement le même labeur. De ce spectacle répétitif émerge une beauté très particulière qui me conduit vers Marguerite Duras.
En contemplant les paysages du Sud du Vietnam, il me semble lire, entendre Marguerite.
Le thème de la répétition se retrouve dans ses textes et films.
Il m’a semblé difficile d’appréhender les espaces, les rythmes inhérents à ce pays. Dans un
premier temps, j’ai été saisi pas cette ambiance chaotique, le vacarme des mobylettes, la
musique stridente, hétérogène, comme de jour et de nuit. D’un côté je perçois le travail de
fourmis accompli par les Vietnamiens, sans presque aucune interruption, et de l’autre je suis saisie par la sérénité des gestes répétitifs et précis, des temps sans âge, que ce soit dans les ateliers de tissage, dans les champs, dans les temples et pagodes, où les bâtons d’encens sont piqués avec douceur et tendresse. Au sein de cette vie tumultueuse, les ancêtres, la mémoire s’invitent d’une manière feutrée.
Je suis fascinée par ces deux mondes qui semblent cohabiter avec aisance, l’un trépidant et l’autre paisible. Je suis parfois prise de vertige, et je ne sais plus ce que je souhaite
photographier. Que suis-je capable de saisir ?
Il est clair malgré tout, que je veuille me pénétrer de l’œuvre de Duras pour appréhender cet intime qui m’échappe. La parole, les mots de Duras viennent à dissoudre les limites entre les diverses temporalités, entre les différents lieux, entre oubli et mémoire.
la répétition y fait figure de chant, d'incantation qui rend compte d'une obsession du temps, celui qui mène au souvenir comme à l'oubli. Selon une expression de Gilles Deleuze, la figure de la répétition caractérise le style de l'écriture durassienne au sens où elle fait aussi « bégayer la langue, la fait délirer ». C'est également une recherche de l'expression intime, une écriture de l'intérieur telle « une quête douloureuse d’intériorité » Cette répétition nous la retrouvons avec la présence de travellings répétés que ce soit dans l’amant ou dans Hiroshima mon amour.
La parole vient à dissoudre les limites entre les diverses temporalités, entre les différents
lieux, entre oubli et mémoire.
Je vais continuer à cheminer pour me rapprocher de cette mélancolie qui se cache et parfois se renie.
Cambodge lac de Tonlé Sap
Cette jeune Cambodgienne regarde mon objectif de ses yeux tristes et obstinés. « Elle ne
regarde rien ; Elle retient vers le dedans son amour et sa peur : c’est cela le regard »
(Roland Barthes, La chambre claire)
Temps, Mémoire Mélancolie.
En revoyant la photo de cet enfant prise dans ce village de pêcheur situé près du lac de Tonlé Sap, je pense au regard de Duras, ce regard un peu fou, mélancolique et il me revient cette phrase : « Je lui dit que dans mon enfance le malheur de ma mère a occupé le lieu du rêve. » L’Amant
Le regard si important dans les romans Durassiens.
Dans l’amant de la Chine du Nord, L’amant chinois dit, juste avant leur séparation, à propos de sa fiancée :
« Elle n'a pas encore le droit de me regarder. [...] Les femmes chinoises elles
entrent dans le rôle de l'épousée quand elles ont eu le droit de nous voir,
presque à la fin des fiançailles. »
Avec le cinéma, le regard c’est l’écran, ce qui limite, le regard comme manque, comme un
voile. Avec Hiroshima mon amour, le temps est le thème fondamental. La vision est
temps « impossibilité de voir, impossibilité de se souvenir et donc de parler d’Hiroshima »
Dans les dialogues, des références précises à l’acte de regarder sont présentes :
« Tu n’as rien vu à Hiroshima »
La femme répond : « J’ai tout vu. Tout »
La mémoire historique s’efface au profit de la mémoire intime. Dans Hiroshima le souvenir
prend la place du présent, comme celle de l’avenir, avec cette impossibilité d’échapper au
passé.
« J’ai mis face au chiffre énorme des morts d’Hiroshima l’histoire de la mort d’un seul
amour inventé par moi » (Marguerite Duras)
Interrogée sur sa conception de la mémoire, Duras explique : « La mémoire, c'est toujours
pareil : une sorte de tentative, de tentation d'échapper à l'horreur de l'oubli. [...] La mémoire, de toute façon, est un échec. Vous savez, ce dont je traite, c'est toujours la mémoire de l'oubli.
On sait qu'on a oublié, c'est ça la mémoire, je la réduis à ça. » Ainsi, la mémoire est envisagée comme une lutte contre l'oubli, ce dernier étant non seulement inévitable, voire fatal, puisqu'il est le plus souvent associé à la douleur. Elle écrit que la douleur est une des choses les plus importantes de sa vie.
Se rendre au Vietnam c’est pour moi retrouver des paroles des sensations exprimées vécues par un proche, comprendre son attachement jusqu’aux derniers instants, pour un pays, un peuple, à un moment déterminé de l’Histoire. C’est aussi, un rendez-vous avec son histoire de Marin qui a aimé et souffert.
En me regardant dans ce miroir disposé dans la maison de l’Amant de la Chine du Nord à
Sadec, je me rappelle les œuvres de l’Arte Povera de l’Italien Pistoletto, notamment ses
Tableaux-miroirs qui abordent les questions du temps. L’artiste explique que le reflet du
miroir permet de se voir tel que l’on est à un moment précis. L’avenir est ce qui sera plus
tard, ce qui va advenir. Lorsque nous nous trouvons dos au miroir, que nous quittons la
lecture du miroir, nous entrons dans un futur que le miroir enregistre. Il enregistre ce qu’il
adviendra au spectateur, c’est à dire le moment où il quitte l’œuvre. Il enregistre dans le
présent mais vu qu’il ne voit pas l’œuvre, c’est lui dans l’avenir, dans une suite continue des
choses. Ainsi pour Pistoletto, on peut noter la présence du passé, du présent et de l’avenir
enregistré par le miroir. Le miroir de l’Amant serait intemporel par la corrélation du passé, du présent et de l’avenir.
Je me laisse traverser par cette idée du fantastique, je me promène dans le temps à la manière d’Alice au pays des merveilles. J’entre dans la dimension du miroir, pour y découvrir le monde de l’Amant, j’arrive presque à rencontrer le regard de ce dernier face au miroir. Que pense-t-il en silence ? Que voit-il ? les yeux verts de Marguerite qui ne verront jamais ce miroir. Le miroir, la mémoire de l'oubli.
Avec les livres, les films de Duras, je perçois la souffrance, l’amour, la mort et leur mélange
dans la folle mélancolie d’une femme. La puissance passionnelle dépassant les évènements politiques.
Marguerite Duras n’épouse-t-elle pas le drame de notre temps avec sa sensibilité extrême due au déracinement ?
Ce déracinement les Vietnamiens l’ont vécu sans qu’ils aient eu le moindre choix.
Ce cinéma de la mémoire, du déracinement se retrouve aussi avec le cinéaste Wong -Kar -
Wai.
Ce dernier naît à Shanghai et part à Hong Kong avec sa mère à l’âge de 5 ans. Il reste séparé de ses frères et du père pendant de nombreuses années du fait de la fermeture des frontières en Chine. A propos de son film « In the mood for Love » Il écrit : « je ne raconte pas une histoire à propos d’une liaison, mais une certaine attitude a un moment de l’histoire de Hong Kong, et comment les gens ressentent cela. (Il n’y a pas de gagnant dans une liaison. J’ai cherché un angle différent. Il me semblait plus intéressant de voir ce récit à travers le prisme d’une époque passée, et le rapport des personnages à leur histoire au fil des années. Ils gardent ce secret, et ce secret me semble le thème le plus intéressant du film ».
La dernière scène du film se situe au temple d’Angkor Vat, Monsieur Chow dépose son
secret dans un trou de la paroi de pierre du temple. Il confie aux effigies atemporelles de ce lieu sacré, la garde d’une histoire afin de trouver dans le présent, la possibilité d’éterniser l’acte symbolique de l’amour.
Arrivée à Angkor, je crois percevoir les secrets cachés. Une fleur jaune déposée dans le creux d’un des murs du temple, de la paille cachant une fissure, les racines immenses telles des griffes paraissant protéger tous les mystères. Un chuchotement sous une ombrelle. La fuite d’un secret dans un labyrinthe de portes, son envol par une fenêtre.
Je pense aux secrets de Duras, qui sont aussi bien gardés. Il semblait qu’à chaque fois que
nous pensions les découvrir, Ils se dérobaient.
Quête, errance qui ne débouche sur rien d’autre que sur cet innommable perdu. Faille
immense, celle de la mélancolie profonde. Sans l’exprimer nous avons peut-être partagé tout cela avec Marguerite Duras, cette mélancolie inscrite dans les eaux du Mékong, dans la pierre, dans l’air. Nous étions là, chacun avec notre propre histoire pour ne pas oublier, et livrer nos secrets dans le passage du temps.
Samedi 6 avril 2024
Voilà 1 mois que le voyage sur les traces de Marguerite Duras est terminé, mais il se prolonge dans ma tête. Je vous livre mes premières impressions post voyage.
Quyên
La matrice de l'œuvre de Marguerite Duras est là, présente sur cette photo. Photo réalisée dans l'école dont elle était directrice, à Sadec.
Frissons quand les enseignants de l'école nous offrent à voir ce sésame !
Ce cahier écrit à la plume trempée dans l'encrier. Ecriture appliquée, pleine de rondeurs, de déliés, sans ratures, comme celle dont j'ai noirci des pages dans les premières années de ma scolarité. Ecriture qui laisse deviner la personnalité de celle ou de celui qui tient le porte-plume. Qui laisse son souvenir sur la feuille blanche de son cahier d'écolier.
Marguerite aussi a tenu un porte-plume. Il lui a fallu se battre avec elle-même, comme je l'ai fait ainsi que des millions de petits écoliers, pour ne pas faire de ratures, de tâches, ne pas dépasser l'interligne. L'écriture, école de la discipline, de la rigueur, de l'effort, de la réflexion, de la création. Après le rôle de copiste, celui de l'apprenti auteur de rédaction, de dissertation, de mémoire puis pour quelques élus celui d'écrivains, de poètes, de journalistes, de femmes et d'hommes qui ne se contentent pas d'écrire seulement, mais qui diffusent leurs idées, leurs visions, ce sont les élites de nos sociétés.
Comment un simple cahier avec une photo somme toute banale, s'il s'était agit d'une autre personne, peut-elle me faire évoquer tout cela ?
Cette archive d'un passé lointain et pourtant si présent en tant que lecteur et admirateur de Marguerite Duras, me font comprendre, peut-être à défaut mais peu importe, que c'est cette femme : Marie Donnadieu, mère de Marguerite Donnadieu, qui sans le vouloir, a forgé le destin de cette dernière.
Comment peut-on imaginer l'avenir, le devenir, de Marguerite, sans la présence de sa mère ? Serait-elle devenue cette autrice célèbre, adulée ou détestée ?
La vue, le touché de ce cahier m'ont bouleversé. Une simple photo, un cahier, quelques lignes d'écriture m'ont fait comprendre que la force créatrice de Marguerite émanait en partie de cette femme, sa mère.
Encore une fois, c'est une histoire de "racines", "d'origines", qui vient éclairer d'un jour nouveau ce que je supposais, subodorais au fil des pages de l'autrice que nous avons suivie au cours de ce voyage dans l'Indochine d'aujourd'hui.
Si j'en suis bouleversé, c'est que cela vient en écho à cette histoire qui est la mienne, marquée par ce père venu de cette même Indochine et qui a fait malgré lui ce que je suis devenu.
Tout ce que j'ai photographié, écrit, n'a pour seul but que de m'enraciner dans une contrée d'ici ou d'ailleurs, mais certainement plus de là-bas, dans ce pays du dragon et de la fée. En moi coulent le Mékong, la rivière des Parfums, le fleuve Rouge, les larmes tropicales qui font me couler en silence même quand la furie et la fureur me gagnent, à l'assaut des obstacles pour parvenir enfin à échoir au bord de la berge de l'origine de mes jours.
Jours arrimés à ces Côtes du Nord devenues mon port d'attache dans l'attente du voyage ultime vers celui des esprits de ceux qui sont les miens au-delà de Bréhat, par delà les eaux de la Manche mêlées à celles du Pacifique jusqu'à devenir celle de la mer de l'Est.
Histoire d'une goute d'eau.